Respiration et solidarité

Au moment d’écrire ce billet, je me dis qu’au fond depuis l’irruption de la pandémie dans nos vies et notre société, tout est question de respiration : pour les patients covidiens, pour les soignants, pour les entreprises et travailleurs en difficulté. Et de solidarité : avec les plus fragiles, les plus âgés, les plus démunis socialement et les patients atteints de maladies graves hors covid[1].

Après quelque hésitation vu le caractère sensible du sujet, je me suis résolu à partager avec vous les réflexions, perceptions, et questions qui me sont venues suite au malaise patent au sein des soignants.

L’idée m’en est venue en constatant avec effarement que des infirmières d’un hôpital diffusaient auprès de leurs collègues et de leurs amis de fausses informations comme quoi le vaccin rendrait les femmes stériles. Mon étonnement s’est renforcé suite au tract d’une section syndicale reprenant carrément des « arguments » anti-vax, tract immédiatement et clairement condamné il est vrai par les dirigeants.

Comment en est-on arrivé là ?

Notre système de santé et notre réseau hospitalier restent à bien des égards parmi les meilleurs sur le plan mondial et européen. On ne peut nier que les mises en garde se sont répétées au fil des ans face à un approche politique de plus en plus focalisée sur la gestion budgétaire , où les questions de santé sont perçues essentiellement comme des sources de dépenses. Ce souci financier est évidemment important.

Mais il a, me semble-t-il, pris progressivement une place prépondérante au point d’envahir tout l’espace de la politique de santé et aussi celle de l’accès à la profession des soignants, médecins et autres. La qualité des soins, la qualité des conditions de travail des soignants, la collaboration entre intervenants, l’accès égal des patients aux soins sans distinction sociales ou géographiques, et bien d’autres axes importants ont glissé sur le côté ou à l’arrière-plan. La qualité et le contenu de la formation des soignants aussi, ainsi que l’impact de l’allongement de la durée de la plupart formations de base sur les effectifs médicaux et infirmiers disponibles.

C’est dans ce contexte de base qu’a surgi la pandémie, plaçant notre société et son système de santé dans un état de crise quasi-permanent depuis plus de deux ans. Le stress chronique préexistant dans le cadre de travail des soignants a amené progressivement un bon nombre de ceux-ci à un état d’épuisement professionnel[2].

Que les « combattants de la première ligne », applaudis sincèrement par les citoyens aux débuts de la pandémie, soient frappées par le burn-out n’est pas une surprise : ce sont en premier lieu les personnes qui sont motivées par leur travail, qui trouvent un sens à celui-ci, qui en sont de manière générale les premières victimes. Les témoignages et constats affluent à ce propos : il n’est pas question ici de « drama queens »…

 

 

Peut-on affirmer que l’Etat fédéral n’a pas pris la mesure du sous-effectif dans les hôpitaux ? Sans doute pas : le Parlement a créé un fonds budgétaire significatif afin de permettre le recrutement du personnel manquant, sur base (et c’est une première) d’une première proposition de la gauche radicale. Le gouvernement a embrayé en augmentant récemment les crédits disponibles permettant de revaloriser les barèmes des infirmiers spécialisés (dont ceux des services de soins intensifs).

Constat pour le court terme : on reste dans la sphère budgétaire et évidemment entre ces décisions bienvenues et leur traduction en effets concrets, il faudra du temps.

Mais alors me direz-vous, qu’en est-il de l’obligation vaccinale des soignants qui soulève bien des émois ? J’y viens.

Il est confirmé scientifiquement que la vaccination protège efficacement les personnes contre le Covid et qu’elle diminue le risque que celles-ci le transmettent à d’autres. La vaccination obligatoire de l’ensemble des soignants me semble totalement fondée à plusieurs égards compte tenu de l’impact du virus sur la santé des personnes atteintes. Pour leur respiration (physique et psychologique) et par solidarité.

D’abord pour la protection des travailleurs de la santé, comme c’est déjà le cas pour d’autres maladies graves[3].  Pourquoi agir au plan syndical en faveur de la protection des ouvriers de la construction, par exemple, et pas pour celle des soignants ?

Ensuite pour la protection des équipes de soignants contre l’absentéisme dû aux quarantaines et aux cas de Covid. C’est, me semble-t-il, particulièrement incohérent de plaider pour le maintien d’effectifs suffisants et d’adopter une approche conduisant à leur fragilité.

Et puis bien sûr aussi pour la protection des patients , covidiens et non-covidiens. Parce que le sens même du travail des soignants est de protéger et guérir leurs patients.  Comment sortir du burn-out si l’on nie le sens du travail ? C’est impossible.

La situation d’épuisement des soignants devrait, aurait dû, à mon sens orienter les comportements des décideurs politiques et du management des institutions de soin vers une communication forte, durable, et, surtout, empathique.

Or, au plan politique certainement, . on ne peut pas dire que cela ait été le cas à part quelques rares gestes symboliques individuels. Au plan du management, c’est sans doute un peu plus le cas, bien que l’on soit en droit de s’interroger alors sur les résistances à la vaccination qui persistent, comme sur la diffusion d’un discours antivax et de fausses informations par certains soignants.

Par ailleurs, comment ces éminents experts , pédagogues et captivants, que nous voyons dans les médias peuvent-ils expliquer les errements de leurs collègues dans leurs hôpitaux ? N’auraient-ils/elles pas dû s’investir plus sur leur propre terrain ?

Ce n’est pas parce qu’on a eu dans sa formation de base des éléments de déontologie que l’on entend son rappel quand on se trouve dans une situation d’épuisement. Et certainement pas si le discours adopté pour ce rappel est extra-punitif au lieu de ramener au sens du travail.

 

 

 

 

Pas d’obligations sans régles me dira-t-on. Oui . Mais pas dans une mécanique rigide impulsée par les décideurs politiques et un dispositif législatif rigide .Pas sans des campagnes de communication et d’explication, soutenues par les organisations syndicales, ou dans le cadre de la formation continue du personnel. Dans une approche de gestion des personnes par les responsables d’équipes, de services, d’institutions. Comme c’est déjà le cas pour les autres obligations et/ou recommandations vaccinales existantes.

Avec bien entendu le rappel à la règle, le dialogue, et pour quelques cas minoritaires les cas échéant des sanctions, sans que celles-ci doivent immédiatement déboucher sur un départ de la personne concernée. Comme c’est le cas de manière générale pour le respect du règlement du travail..

Un arrêté royal existe pour la protection du personnel contre les agents biologiques[4] ; « il suffit » d’y ajouter une ligne. Mais il faut, rapidement et sans attendre, changer de paradigme. Pour la respiration et la solidarité sur le terrain.

 

 

[1] https://www.lesoir.be/410742/article/2021-12-06/operations-reportees-cause-du-covid-des-patients-temoignent

[2] https://www.rtbf.be/info/dossier/epidemie-de-coronavirus/detail_face-a-la-quatrieme-vague-du-coronavirus-l-epuisement-du-personnel-soignant-je-me-reveillais-la-nuit-en-hurlant?id=10892201

[3] http://www.nosoinfo.be/nosoinfos/vaccinations-du-personnel-soignant-le-point-de-vue-du-medecin-du-travail/

[4]  Arrêté royal du 4 août 1996 concernant la protection des travailleurs contre les risques liés à l’exposition à des agents biologiques au travail. M.B. 1.10.1996

Blues syndical

Le tout premier syndicat belge , le Syndicat unifié du Livre et du Papier, fut fondé en 1842.

Aujourd’hui en ce début de 21ème siècle il n’est pas évident d’être syndicaliste et il y a même parfois de quoi avoir le vertige.

A Anvers comme à Liège des dirigeants et des militants sont condamnés par les tribunaux pour « entrave méchante à la circulation ». Peu après lorsque des policiers occupent eux aussi la voie publique, rien. Etrange sensation que certains manifestants sont plus égaux que d’autres.

Les caisses de chômage créées par les syndicats et strictement contrôlées par l’ONEM sont dénoncées comme source d’enrichissement. On répand la rumeur selon laquelle sous l’influence syndicale les organismes de formation professionnelle (gérés paritairement avec les employeurs),inciteraient les demandeurs d’emploi à se complaire dans l’inactivité. Une diffamation qui ne dit pas son nom.

La négociation salariale est cadenassée par une loi alors que les écarts entre les revenus financiers et les revenus du travail se creusent, que les riches deviennent plus riches, les pauvres plus pauvres.

La pandémie trouble à son tour le champ des relations sociales en accentuant le sous-effectif des travailleurs de la santé, déjà criant en raison d’un sous-financement structurel et de l’effet conjoncturel du passage des études d’infirmier(e) de trois à quatre ans.

L’ubérisation menace le droit du travail et la sécurité sociale, divise et exploite les travailleurs , y compris en abusant de la détresse des sans-papiers.

Avec les journalistes et les juges, les syndicats sont aussi devenus la bête noire de l’extrême-droite et de sa « guerre culturelle ».

Vraiment pourquoi donc être encore syndicaliste ? Le rapport des forces n’a rien de réjouissant.

Et pourtant.

L’indexation des salaires tient bon, défendue pied à pied depuis les années 1980. Exception heureuse dans un contexte européen où les revenus du travail n’ont vraiment pas la cote.

Le mouvement syndical, de façon multiple et diverse, évolue, bouge, intègre progressivement de nouveaux enjeux interprofessionnels comme ceux de l’environnement, du climat. Avec sans doute des débats internes difficiles à prévoir dans le secteur de l’énergie.

Les coursiers à vélo, les nettoyeuses des titres-services, les travailleurs de la grande distribution, trouvent le mouvement syndical à leurs côtés, bénéficient de l’empathie des clients des entreprises concernées, et gagnent (durement) de meilleures conditions de travail.

La lutte contre le racisme et l’extrême-droite reçoit un soutien ferme et constant du mouvement syndical. C’est d’ailleurs en son sein que les travailleurs immigrés ont obtenu leur premier droit de vote , aux élections des CPPT et Conseils d’entreprise.

Ce qui est en parfaite cohérence avec son essence même : ce n’est pas un lobby, c’est un mouvement, où l’on débat, où l’on donne des mandats de négociations et où les accords obtenus doivent être validés. Une démocratie vivante qui a tenu bon, contre vents et marées. Où les dirigeants ne peuvent pas vraiment se permettre de mener constamment des jeux d’ego surdimensionné comme dans  certains partis politiques.

Tout va-t-il pour le mieux pour autant dans le syndicalisme ? Pas vraiment :plus que la traditionnelle rivalité entre les grands syndicats interprofessionnels, c’est le poison sous-nationaliste et son récent allié le virus antivax qui peut y faire des dégâts. C’est là que réside le premier péril et c’est là que tout se joue. Comme me le disait il y a quelque temps une dirigeante syndicale : la solidarité çà se construit. C’est comme la justice sociale : rien n’est jamais acquis, tout doit être gagné, patiemment mais inlassablement.

En ce sens le mouvement syndical vivant est un véritable plus pour notre démocratie.

Comme citoyens ne l’oublions pas ce 6 décembre lorsque les manifestations syndicales défileront.

 

 

Au terme de ce billet, écoute conseillée du Blues du syndicat écrit en 1941 par le chanteur américain Woody Guthrie et revisité en 1978 par le chanteur français François Béranger. Il n’a pas pris une ride. Blues parlé du syndicat – YouTube

 

 

 

 

 

 

Nettoyage

Bienvenue à Mince-Ruisseau, commune urbaine du Nord.

Mince-Ruisseau, kaléidoscope de cultures, nombreuses écoles (sur-)peuplées de têtes brunes, noires, et blondes, trois lignes de chemin de fer, deux gares, un parc. Trois figures historiques du début du 20ème siècle : un général libéral, un des pères de l’Art Nouveau, un tribun social-démocrate.

Gouvernée pendant près de 20 ans par un agité démago et admirateur de Le Pen, dotée d’une majorité hétéroclite passéiste, morne, et gentiment xénophobe, elle venait de connaître en cette fin des années ‘90 un séisme politique.

Les cartes étaient rebattues. Après le départ du chef de file devenu trop encombrant, son successeur avait senti le vent tourner et s’était défait de certaines figures du passé avant de passer un nouvel accord de majorité. Face à ces anciens arrivaient les modernes : un patchwork de centristes, de chrétiens sociaux, de rouges et de verts pas encore concurrents.

Le temps n’était plus au laisser-faire administratif, aux petits arrangements de l’entre-soi populiste, ni aux interventions policières musclées pour les uns. Le moment de quitter les journaux muraux, les tracts, les protestations, était venu pour les autres.

A l’hôtel de ville régnait un climat feutré et étrange, un mélange aigre-doux de peur chez les anciens et de légèreté chez les modernes. Mais la perception plus ou moins partagée d’être au pied du mur : la population attendait du changement.

Là maintenant.

Bigre.

Et comme souvent paraît-il, le premier incident vint là où on ne l’attendait pas : dans le havre de paix où les aînés de Mince-Ruisseau bénéficiaient de toute l’attention, notamment en période pré-électorale.

Le Conseil d’administration fraîchement désigné de la Maison de Repos et de Soins La Châtaigneraie se réunissait pour la troisième fois.

Jusqu’à présent les réunions s’étaient résumées à des séances de questions techniques des modernes et des réponses plus ou moins complètes des gestionnaires. Les anciens ronronnaient, se disant que somme toute çà ne se passait pas si mal avec ces hurluberlus.

On était lundi soir. Jacques passait en revue l’ordre du jour, s’astreignant à parcourir tous les documents.

Point 15, approbation du cahier des charges d’un marché public pour le nettoyage de l’ensemble de La Châtaigneraie. Du nettoyage. Allez en vitesse, ce n’est pas de là que viendront les lendemains qui chantent !

 

 

Passage en lecture rapide. On feuillette l’épais document par acquis de conscience. Puis à l’article 28 sursaut, tout en continuant l’exercice.

Ce n’est pas vrai, on est fatigué, on a mal compris, allez une gorgée de Lapsang Souchong, et on y retourne.

Article 28, §2 : « En aucun cas le soumissionnaire n’emploiera plus de 10% de personnel d’origine non-européenne ».

Tourbillon d’émotions. Après l’incrédulité, puis la colère, vient l’acceptation de la réalité : la proposition est bien sur la table. C’est bien beau les campagnes et les discours, maintenant il faut agir.

Que faire ? Eternelle question du choix politique mon cher Vladimir.

Que faire ? Créer un rapport de forces.

« Uniti si vince » comme disent les amis de toujours Bruno et Silvana.

21h30. Cà va, on peut encore téléphoner sans passer pour un malotru.

Trois appels, trois réactions ahuries, une confirmation : personne parmi les ‘modernes’ n’avait lu le document.

L’un s’interrogeait sur le budget prévu, l’autre sur la motivation du recours au secteur privé, le troisième sur les relations du personnel de nettoyage avec les personnes hébergées. Préoccupations légitimes et importantes au demeurant.

Mardi, 16h30, salle de réunion de la Châtaigneraie. Jacques finit par trouver interminable l’examen des quatorze premiers points. En face de lui un ancien se demande visiblement pourquoi ce jeunot est tendu comme une corde de piano.

Point 15, approbation du cahier des charges pour le nettoyage.

« Des questions ? »

Se dressant comme un diable hors d’une boîte (oui, ce diable qui est dans les détails comme chacun sait), Jacques lève le bras.

« Monsieur le Président, je souhaite marquer mon profond désaccord avec la formulation scandaleuse de l’article 28 §2 ! »

Et Jacques de lire in extenso ledit paragraphe, appuyé par les exclamations indignées des modernes.

Embarras du Président. Lui non plus, visiblement, n’avait pas lu le document. Les autres anciens soupirent, se disant visiblement que c’en décidément est fini de leur quiétude.

Interruption de séance pour quérir l’auteur du document. Qui arrive. Surprise, c’est une auteure, l’Infirmière-en-chef. Ah. On aurait cru qu’elle s’occuperait plutôt de la qualité des soins.

Question du Président.

« Madame, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez prévu ce paragraphe ? »

 

 

Réponse tranquille et assurée de l’Infirmière-en-chef sur le mode ‘ah ce n’est donc que çà, ils n’ont pas compris’.

« Monsieur le Président, c’est pour que tout se passe bien avec nos pensionnaires. Vous savez hein, trop de personnel étranger çà ne se passerait pas bien ».

Réactions vives sur le banc des modernes, qui soulignent le caractère discriminatoire et donc illégal de cette clause.

Intervention de l’Infirmière-en-chef.

« Mais enfin, Monsieur le Président, ils m’avaient quand même bien dit chez Nettoie-tout de prévoir cette clause ! ».

Là c’est la consternation sur tous les bancs.

Non seulement une des grandes entreprises de la région poussait la conscience professionnelle jusqu’à faire le nettoyage (ethnique) de son personnel.

Mais elle soignait aussi la qualité de ses relations avec le secteur public, en allant jusqu’à rédiger elle-même, fort aimablement, le texte du cahier des charges en vertu duquel elle ferait ensuite offre de services.

Pensez donc ! Cette pauvre Infirmière-en-chef, déjà débordée de travail…

Le §2 de l’article 28 fut abrogé à l’unanimité. Et on passa au point suivant.

Jacques rentra chez lui songeur. Ces gens n’en avaient pas l’air et pourtant. Tout était lisse. Trop.

Derrière cette apparence de bon aloi se cachait tout un édifice de non-droit et de ségrégation systématique.

Tranquille. Propre !

A lire en écoutant Lili de Pierre Perret https://www.youtube.com/watch?v=urVfi9Yswaw 

Dernier recours

 

Des yeux verts , un visage pâle, les cheveux blonds tirés en une longue tresse, elle ne paraissait pas inaperçue. Une apparente assurance, prise par certains pour de la provocation. Et pourtant…

Aussi loin qu’elle s’en souvienne S. n’avait connu que la froideur, la dureté, les bleus (et pas seulement à l’âme) …

Des appartements pourris, déliquescents, donnant sur des arrière-cours humides. Le plus confortable avait reçu le qualificatif administratif d’insalubre améliorable. Ce logement social ne disposait, en cette fin de 20ème siècle, ni de l’eau chaude ni d’une douche…

Une mère hébétée par les cahots de la vie, mais qui se battait néanmoins comme elle pouvait pour leur survie à toutes deux, montant des plans hasardeux et laissant filer des hommes lâches.

S. était entrée très vite dans le monde dit de l’aide à la jeunesse, croisant des juges désespérés et des fonctionnaires démunis, qui faisaient ce qu’ils pouvaient, fort peu en vérité.

Elle n’avait qu’un ami dans cette existence grise, un oiseau dont elle tenait la cage fermement dans sa main. Ce n’était bien sûr pas grand-chose cet oiseau. Mais il chantait pour elle.

Lors de son placement dans un internat religieux, elle entendit la surveillante lui signifier d’un ton méprisant qu’il n’y avait pas de place là-bas pour cette « saleté ». Elle eut beau supplier, rien n’y fit. Ce rejet la glaça.

Il y eut ensuite des fugues adolescentes à répétition, puis de vaines errances, accrochée au bras de beaux parleurs. Quelquefois un passage furtif dans le taudis maternel.

S. se laissa fasciner par le monde de la nuit ses paillettes et ses artifices. De bars en boîtes, puis de boîtes en clubs, barmaid puis « hôtesse ». Elle s’attacha à la patronne du « Mirage », croyant y trouver un ersatz de famille, mais sombra vite dans l’alcool, la coke…

Comme dans un éternel recommencement, alors qu’elle était devenue mère à son tour, elle fut obligée après quelque temps de confier sa petite aux soins de l’administration et des institutions diverses. Ce fut pour elle un électrochoc.

Pour exister à nouveau comme femme et comme mère, il n’y avait qu’une voie : la cure, les (nombreuses) cures de désintoxication.

Au gré des rechutes mais aussi des encouragements de l’animatrice de l’association Espace Nuit, elle arriva à être et rester  clean .

Une fameuse, une énorme victoire.

Maintenant il fallait s’émanciper définitivement de la faune des bars, trouver un revenu stable, un logement décent, et puis un travail correct.

Elle demanda à bénéficier de ce qu’on appelait auparavant le minimum de moyens d’existence, devenu depuis, par la grâce du gouvernement le revenu minimum d’insertion.

L’insertion avait remplacé l’existence. Tout un programme.

Après tout, se disait S., il y avait peut-être encore quelque part auprès des pouvoirs publics une once d’humanité.

Boomerang immédiat : un refus complet de toute intervention financière, ni minimex, ni aide locative, ni rien, lui fut signifié.

Extraits des commentaires des membres du Conseil de l’aide sociale dans le dossier.

«L’intéressée ne fait pas suffisamment preuve de sa volonté de trouver un travail digne de ce nom ».

« Qui nous garantit qu’elle ne va pas boire immédiatement cet argent ? »

On en passe, et des plus grossiers, faisant allusion au monde des bars et mettant en doute sa volonté de changement.

S. livra sa bataille jusqu’au bout et demanda à être entendue par le Conseil comme elle en avait le droit.

Ils l’attendaient donc tous dans la salle de réunions.

A un bout de la longue table, la Présidente, sèche et pontifiante, fière d’être enfin une notable, regardant sans cesse ses dossiers pour cacher son manque d’assurance.

Le Secrétaire, un être falot et sans aucune vision, nommé là justement pour ces qualités.

A leurs côtés, fatigué et bref, le chef du service social.

Le plus ancien des conseillers venait ensuite à droite, dégarni comme un moine de publicité fromagère, gras comme le Raminagrobis de la fable, courtisan et mentant comme un arracheur de dents.

Son colistier, taiseux, « fils de », avait en permanence l’air de se demander ce qu’il venait faire dans cette assemblée au lieu de faire la bringue.

Puis en face, la dame d’œuvres, grisonnante et souriante, celant une longue connaissance des drames de la vie et pratiquant une certaine bienveillance toute caritative.

A ses côtés, un jeune premier bouillonnant, les cheveux en brosse, ambitieux ; il allait, c’était clair, réformer la gestion de l’institution, parlait budget, cadre, subventions, tutelle, etc. L’aide sociale individuelle n’était définitivement pas sa tasse de thé.

 

En face de la Présidente, l’instituteur barbu et chevelu, à la voix de basse grave, pourfendait régulièrement les puissants de ce monde, et affirmait son soutien aux « acteurs de terrain ». A ses côtés, son comparse aux fines lunettes rondes genre bobo lui faisait volontiers écho.

S. entra, aussitôt soumise aux regards méfiants, dubitatifs, de cette assemblée hétéroclite.

Arriver à parler ainsi de soi, se mettre à nu devant tous ces gens inconnus, quel tremblement en elle. Aucun d’entre eux n’avait l’air de s’en rendre compte.

N’ayant plus rien à perdre, elle se jeta à l’eau et y mit toute son énergie.

Elle leur dit avec ses mots hésitants essentiellement ceci.

« Sauvez-moi maintenant qu’il est encore temps, moi et ma petite. »

« Donnez-moi les moyens d’avoir un refuge, une chance de construire autre chose. »

Après quelques questions de pure forme, on la pria de se retirer.

Quelle que soit la décision, on la lui ferait connaître dans les délais prévus.

Dès qu’elle fut sortie, malgré une timide tentative du chef du service social aussitôt rabroué, ce fut un déchaînement de commentaires.

Fielleux : « Mais enfin quelle sorte de femme est-ce là ? »

Réflexe de classe : « Avez-vous comment elle est habillée ? et on veut nous faire croire qu’elle a quitté le monde de la drogue ? »

Agressif :« Son histoire ne tient pas debout, elle va louer un studio pour faire le tapin »

Classique : « On ne peut pas prendre en charge toute la misère de cette ville ! »

Managérial : « Elle n’a pas de projet cohérent.»

Le bobo, d’habitude plutôt poli et jovial, finit par exploser devant ces discours de tartuffes.

Il s’clama haut et fort qu’il n’avait jamais vu une telle détresse dans le regard de quelqu’un, qu’il fallait prendre cette main tendue vers eux, que c’était leur devoir à eux tous.

Un silence glacial s’en suivit.

Il avait mis leurs préjugés à nu et ils ne le lui pardonnaient pas.

La Présidente demanda le vote : l’aide demandée était définitivement refusée à l’unanimité moins une voix favorable.

On passa au dossier suivant.

Aux dires de l’équipe d’Espace Nuit,  S. n’a plus jamais rien tenté auprès d’une institution.

Elle travaille maintenant au « Mirage 2 », tous les jours sauf le dimanche où elle rend visite à sa fille placée à l’internat de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde.

 

A lire en écoutant Hugues Aufray Comme des pierres qui roulent – YouTube

Hippocrate

« Bienvenue à la première réunion du Conseil d’administration de l’hôpital. Tous mes vœux à cette nouvelle équipe dont la mission est de redresser la situation financière et de veiller à  bien s’intégrer dans les dispositifs mis en place par le Gouvernement ». Le bourgmestre poursuivit son discours convenu et aseptisé pendant quelques minutes, puis s’éclipsa.

L’hôpital avait effectivement mauvaise réputation parfois à tort, parfois à raison.

Les membres du CA étaient donc au pied du mur :  représentants des différents partis politiques locaux, gestionnaire administratif, directrice médicale, et délégué du conseil médical. Ce ne serait pas une partie de plaisir.

Désignée de manière impromptue comme administratrice, J. était perplexe devant ce monde complexe qu’elle connaissait peu, malgré son intérêt pour le développement de nouvelles démarches dans le domaine de la santé, comme celle des ‘maisons médicales’.

Elle pensait avec nostalgie et tendresse à deux hommes hauts en couleur qu’elle avait eu le privilège de rencontrer quelques années auparavant. Tous deux étaient convaincus de l’importance du rôle de l’hôpital public. Il était selon eux l’asile, le refuge pour tous ceux que la vie (et souvent la société) avait laissé sur le côté et dont la santé était en péril.

Le plus âgé des deux était pharmacien dans un hôpital d’une grande ville proche des quartiers populaires. Fils d’un artisan français émigré et d’une ouvrière du quartier du port, il était très attaché à son rôle social.

Il s’était souvent heurté à certains médecins qui exerçaient là  essentiellement pour faire une belle carrière et profiter d’honoraires lucratifs non-conventionnés avec les mutuelles. « Serment d’Hippocrate, serment d’Hypocrite, oui ! » vitupérait-il certains jours en revenant d’une journée de travail difficile.

Obstiné, il avait défendu pied à pied le maintien du ‘guichet’, une sorte de pharmacie publique ouverte aux habitants du voisinage, où les préparations faites par son équipe étaient moins chères que dans les pharmacies classiques. Dès son départ à la retraite, la direction de l’hôpital s’était empressée de fermer le ‘guichet’.

Le plus jeune, installé dans une région minière en récession, dirigeait une maternité devenue au fil du temps une référence dans la profession.

Ce gynécologue novateur évoquait volontiers son maître de stage, qui l’avait initié dans les années ’50 au ‘case work’, une approche où l’équipe médicale s’intéressait à la personne dans toutes ses difficultés de vie. Jeune interne, il avait aussi été invité constamment par son mentor à porter un regard critique sur sa propre pratique médicale.

Farouche partisan du droit des femmes à disposer de leur corps et de leur vie, il avait débarqué un beau matin, avec son accordéon et son sourire bienveillant. Rien n’avait pu résister à ce joyeux iconoclaste dans cette maternité à la dérive : ni les résistances de certaines infirmières ou de certains confrères, ni l’irritation des barons politiques locaux .

Elle repensa souvent à ces deux belles rencontres au cours de ses contacts avec l’hôpital et les différents responsables. Elle se demandait chaque fois comment ces pionniers auraient réagi devant les défis actuels.

Une complicité spontanée s’installa entre elle et la nouvelle directrice médicale. Rousse flamboyante, le regard pétillant, cette femme énergique ne s’en laissait pas compter dans ses contacts avec les figures historiques du corps médical de l’hôpital.

Ces leaders du conseil médical justifiaient le nombre extrêmement faible de patients issus des quartiers populaires par le fait que les généralistes du bas de la commune envoyaient systématiquement leurs patients vers le grand hôpital confessionnel voisin.

Sur base des statistiques des cartes médicales octroyées aux bénéficiaires de l’aide sociale, la directrice interpella un de ses interlocuteurs : « C’est curieux cher confrère, deux tiers des patients concernés ont été envoyés par ces généralistes, soi-disant acquis au réseau confessionnel, vers un grand hôpital public situé à plusieurs kilomètres d’ici ! ».

Elle leur proposa, en vain, d’organiser des rencontres avec les généralistes orientées vers une meilleure collaboration. Le grand discours laïque semblait bien n’être qu’un prétexte…

Quelques mois plus tard, un nouveau chef de service pour les urgences fut désigné. Le docteur R. avait roulé sa bosse au sein d’ONG humanitaires un peu partout en Amérique Latine et en Afrique.

La directrice annonça la couleur : « cet urgentiste expérimenté est peut-être un peu rugueux avec ses confrères, mais il est magnifique avec les patients et a un excellent sens de l’organisation ».

Après quelques hésitations, J. et ses collègues marquèrent leur accord. L’amélioration de la qualité des soins semblait lancée. Ils pourraient donc se consacrer aux défis financiers et institutionnels qui étaient loin d’être minces. Ce qu’ils firent.

Jusqu’au jour où J. reçut un appel téléphonique qui la bouleversa.

« Allô, J. ? » C’était un membre sympathique du conseil médical, qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises dans un contexte amical. L’homme poursuivit, cherchant ses mots : « Ecoute, je sais que je peux te faire confiance. Alors voilà, lors d’une des dernières réunions du conseil médical, nous avons parlé, en son absence dois-je préciser, du docteur R. Et le président du conseil médical a dit…il a dit que c’était dommage que les nazis n’en aient pas gazés plus pendant la guerre… »

J. , atterrée, se souvint qu’effectivement le nouveau chef des urgences était d’origine juive. « Tu comprends, poursuivit son interlocuteur, mon père a été dans les camps comme prisonnier politique, je ne peux pas me taire. Je ne pourrais plus jamais me regarder dans mon miroir. » J. lui demanda s’il était prêt à témoigner. « S’il le faut oui. »

Elle n’en parla à personne, s’informa indirectement quant au conflit existant au sein du petit monde médical de l’hôpital. Comme espéré, le docteur R avait insufflé une nouvelle dynamique aux urgences mais il se heurtait régulièrement à la mauvaise volonté de certains anciens.

Vint la réunion mensuelle du Conseil d’administration.

« Mesdames, Messieurs, nous avons épuisé l’ordre du jour. Y-a-t-il des divers ? » questionna le président.

« Oui, Monsieur le Président, un point que j’ai d’ailleurs quelque hésitation à qualifier de divers ». J. savait que le délégué du conseil médical se cantonnait systématiquement dans une neutralité confortable au cours des débats. Sa journée serait à coup sûr quelque peu chahutée cette fois.

Elle expliqua qu’elle avait été informée, de source sûre, que des propos antisémites et injurieux avaient été tenus lors d’une récente réunion du conseil médical de l’hôpital. Et elle cita la phrase mot pour mot. Le visage du délégué des médecins se décomposa et un silence lourd s’abattit sur l’assemblée.

« Vous êtes sûre de vos informations ? questionna le président, ce sont des affirmations extrêmement graves ! »

Emue mais tenace, J. confirma qu’elle était certaine que les faits s’étaient bien déroulés ainsi. Elle demanda alors le vote d’une communication à l’ensemble du personnel de l’hôpital rappelant les valeurs du service public et le caractère inacceptable de toute discrimination et tout propos raciste au sein des services, que ce soit à l’égard des patients ou des collègues.

Unanimité du conseil.

Le délégué des médecins vint trouver J. à l’issue de la réunion. Il l’assura qu’il n’approuvait en aucun cas les propos qui avaient été tenus.

« Veillez donc un peu plus activement au respect de votre serment, cher Docteur » lui répondit-elle, il me semble que le corps médical de l’hôpital n’est vraiment pas en très bonne santé ! ».

 

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