Hippocrate

« Bienvenue à la première réunion du Conseil d’administration de l’hôpital. Tous mes vœux à cette nouvelle équipe dont la mission est de redresser la situation financière et de veiller à  bien s’intégrer dans les dispositifs mis en place par le Gouvernement ». Le bourgmestre poursuivit son discours convenu et aseptisé pendant quelques minutes, puis s’éclipsa.

L’hôpital avait effectivement mauvaise réputation parfois à tort, parfois à raison.

Les membres du CA étaient donc au pied du mur :  représentants des différents partis politiques locaux, gestionnaire administratif, directrice médicale, et délégué du conseil médical. Ce ne serait pas une partie de plaisir.

Désignée de manière impromptue comme administratrice, J. était perplexe devant ce monde complexe qu’elle connaissait peu, malgré son intérêt pour le développement de nouvelles démarches dans le domaine de la santé, comme celle des ‘maisons médicales’.

Elle pensait avec nostalgie et tendresse à deux hommes hauts en couleur qu’elle avait eu le privilège de rencontrer quelques années auparavant. Tous deux étaient convaincus de l’importance du rôle de l’hôpital public. Il était selon eux l’asile, le refuge pour tous ceux que la vie (et souvent la société) avait laissé sur le côté et dont la santé était en péril.

Le plus âgé des deux était pharmacien dans un hôpital d’une grande ville proche des quartiers populaires. Fils d’un artisan français émigré et d’une ouvrière du quartier du port, il était très attaché à son rôle social.

Il s’était souvent heurté à certains médecins qui exerçaient là  essentiellement pour faire une belle carrière et profiter d’honoraires lucratifs non-conventionnés avec les mutuelles. « Serment d’Hippocrate, serment d’Hypocrite, oui ! » vitupérait-il certains jours en revenant d’une journée de travail difficile.

Obstiné, il avait défendu pied à pied le maintien du ‘guichet’, une sorte de pharmacie publique ouverte aux habitants du voisinage, où les préparations faites par son équipe étaient moins chères que dans les pharmacies classiques. Dès son départ à la retraite, la direction de l’hôpital s’était empressée de fermer le ‘guichet’.

Le plus jeune, installé dans une région minière en récession, dirigeait une maternité devenue au fil du temps une référence dans la profession.

Ce gynécologue novateur évoquait volontiers son maître de stage, qui l’avait initié dans les années ’50 au ‘case work’, une approche où l’équipe médicale s’intéressait à la personne dans toutes ses difficultés de vie. Jeune interne, il avait aussi été invité constamment par son mentor à porter un regard critique sur sa propre pratique médicale.

Farouche partisan du droit des femmes à disposer de leur corps et de leur vie, il avait débarqué un beau matin, avec son accordéon et son sourire bienveillant. Rien n’avait pu résister à ce joyeux iconoclaste dans cette maternité à la dérive : ni les résistances de certaines infirmières ou de certains confrères, ni l’irritation des barons politiques locaux .

Elle repensa souvent à ces deux belles rencontres au cours de ses contacts avec l’hôpital et les différents responsables. Elle se demandait chaque fois comment ces pionniers auraient réagi devant les défis actuels.

Une complicité spontanée s’installa entre elle et la nouvelle directrice médicale. Rousse flamboyante, le regard pétillant, cette femme énergique ne s’en laissait pas compter dans ses contacts avec les figures historiques du corps médical de l’hôpital.

Ces leaders du conseil médical justifiaient le nombre extrêmement faible de patients issus des quartiers populaires par le fait que les généralistes du bas de la commune envoyaient systématiquement leurs patients vers le grand hôpital confessionnel voisin.

Sur base des statistiques des cartes médicales octroyées aux bénéficiaires de l’aide sociale, la directrice interpella un de ses interlocuteurs : « C’est curieux cher confrère, deux tiers des patients concernés ont été envoyés par ces généralistes, soi-disant acquis au réseau confessionnel, vers un grand hôpital public situé à plusieurs kilomètres d’ici ! ».

Elle leur proposa, en vain, d’organiser des rencontres avec les généralistes orientées vers une meilleure collaboration. Le grand discours laïque semblait bien n’être qu’un prétexte…

Quelques mois plus tard, un nouveau chef de service pour les urgences fut désigné. Le docteur R. avait roulé sa bosse au sein d’ONG humanitaires un peu partout en Amérique Latine et en Afrique.

La directrice annonça la couleur : « cet urgentiste expérimenté est peut-être un peu rugueux avec ses confrères, mais il est magnifique avec les patients et a un excellent sens de l’organisation ».

Après quelques hésitations, J. et ses collègues marquèrent leur accord. L’amélioration de la qualité des soins semblait lancée. Ils pourraient donc se consacrer aux défis financiers et institutionnels qui étaient loin d’être minces. Ce qu’ils firent.

Jusqu’au jour où J. reçut un appel téléphonique qui la bouleversa.

« Allô, J. ? » C’était un membre sympathique du conseil médical, qu’elle avait rencontré à plusieurs reprises dans un contexte amical. L’homme poursuivit, cherchant ses mots : « Ecoute, je sais que je peux te faire confiance. Alors voilà, lors d’une des dernières réunions du conseil médical, nous avons parlé, en son absence dois-je préciser, du docteur R. Et le président du conseil médical a dit…il a dit que c’était dommage que les nazis n’en aient pas gazés plus pendant la guerre… »

J. , atterrée, se souvint qu’effectivement le nouveau chef des urgences était d’origine juive. « Tu comprends, poursuivit son interlocuteur, mon père a été dans les camps comme prisonnier politique, je ne peux pas me taire. Je ne pourrais plus jamais me regarder dans mon miroir. » J. lui demanda s’il était prêt à témoigner. « S’il le faut oui. »

Elle n’en parla à personne, s’informa indirectement quant au conflit existant au sein du petit monde médical de l’hôpital. Comme espéré, le docteur R avait insufflé une nouvelle dynamique aux urgences mais il se heurtait régulièrement à la mauvaise volonté de certains anciens.

Vint la réunion mensuelle du Conseil d’administration.

« Mesdames, Messieurs, nous avons épuisé l’ordre du jour. Y-a-t-il des divers ? » questionna le président.

« Oui, Monsieur le Président, un point que j’ai d’ailleurs quelque hésitation à qualifier de divers ». J. savait que le délégué du conseil médical se cantonnait systématiquement dans une neutralité confortable au cours des débats. Sa journée serait à coup sûr quelque peu chahutée cette fois.

Elle expliqua qu’elle avait été informée, de source sûre, que des propos antisémites et injurieux avaient été tenus lors d’une récente réunion du conseil médical de l’hôpital. Et elle cita la phrase mot pour mot. Le visage du délégué des médecins se décomposa et un silence lourd s’abattit sur l’assemblée.

« Vous êtes sûre de vos informations ? questionna le président, ce sont des affirmations extrêmement graves ! »

Emue mais tenace, J. confirma qu’elle était certaine que les faits s’étaient bien déroulés ainsi. Elle demanda alors le vote d’une communication à l’ensemble du personnel de l’hôpital rappelant les valeurs du service public et le caractère inacceptable de toute discrimination et tout propos raciste au sein des services, que ce soit à l’égard des patients ou des collègues.

Unanimité du conseil.

Le délégué des médecins vint trouver J. à l’issue de la réunion. Il l’assura qu’il n’approuvait en aucun cas les propos qui avaient été tenus.

« Veillez donc un peu plus activement au respect de votre serment, cher Docteur » lui répondit-elle, il me semble que le corps médical de l’hôpital n’est vraiment pas en très bonne santé ! ».

 

A lire en écoutant « Hommage à Norman Bethune » de Yves Patry HOMMAGE À NORMAN BETHUNE 1890-1939 -LES SAISONS DE LA MUSIQUE À L’ÉCOLE – YouTube

 

 

 

 

Posté dans Récits

Comme dans tous les récits de la page « Affaires publiques », précisons que les personnages et les situations reprises sont purement fictifs. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.