Nettoyage

Bienvenue à Mince-Ruisseau, commune urbaine du Nord.

Mince-Ruisseau, kaléidoscope de cultures, nombreuses écoles (sur-)peuplées de têtes brunes, noires, et blondes, trois lignes de chemin de fer, deux gares, un parc. Trois figures historiques du début du 20ème siècle : un général libéral, un des pères de l’Art Nouveau, un tribun social-démocrate.

Gouvernée pendant près de 20 ans par un agité démago et admirateur de Le Pen, dotée d’une majorité hétéroclite passéiste, morne, et gentiment xénophobe, elle venait de connaître en cette fin des années ‘90 un séisme politique.

Les cartes étaient rebattues. Après le départ du chef de file devenu trop encombrant, son successeur avait senti le vent tourner et s’était défait de certaines figures du passé avant de passer un nouvel accord de majorité. Face à ces anciens arrivaient les modernes : un patchwork de centristes, de chrétiens sociaux, de rouges et de verts pas encore concurrents.

Le temps n’était plus au laisser-faire administratif, aux petits arrangements de l’entre-soi populiste, ni aux interventions policières musclées pour les uns. Le moment de quitter les journaux muraux, les tracts, les protestations, était venu pour les autres.

A l’hôtel de ville régnait un climat feutré et étrange, un mélange aigre-doux de peur chez les anciens et de légèreté chez les modernes. Mais la perception plus ou moins partagée d’être au pied du mur : la population attendait du changement.

Là maintenant.

Bigre.

Et comme souvent paraît-il, le premier incident vint là où on ne l’attendait pas : dans le havre de paix où les aînés de Mince-Ruisseau bénéficiaient de toute l’attention, notamment en période pré-électorale.

Le Conseil d’administration fraîchement désigné de la Maison de Repos et de Soins La Châtaigneraie se réunissait pour la troisième fois.

Jusqu’à présent les réunions s’étaient résumées à des séances de questions techniques des modernes et des réponses plus ou moins complètes des gestionnaires. Les anciens ronronnaient, se disant que somme toute çà ne se passait pas si mal avec ces hurluberlus.

On était lundi soir. Jacques passait en revue l’ordre du jour, s’astreignant à parcourir tous les documents.

Point 15, approbation du cahier des charges d’un marché public pour le nettoyage de l’ensemble de La Châtaigneraie. Du nettoyage. Allez en vitesse, ce n’est pas de là que viendront les lendemains qui chantent !

 

 

Passage en lecture rapide. On feuillette l’épais document par acquis de conscience. Puis à l’article 28 sursaut, tout en continuant l’exercice.

Ce n’est pas vrai, on est fatigué, on a mal compris, allez une gorgée de Lapsang Souchong, et on y retourne.

Article 28, §2 : « En aucun cas le soumissionnaire n’emploiera plus de 10% de personnel d’origine non-européenne ».

Tourbillon d’émotions. Après l’incrédulité, puis la colère, vient l’acceptation de la réalité : la proposition est bien sur la table. C’est bien beau les campagnes et les discours, maintenant il faut agir.

Que faire ? Eternelle question du choix politique mon cher Vladimir.

Que faire ? Créer un rapport de forces.

« Uniti si vince » comme disent les amis de toujours Bruno et Silvana.

21h30. Cà va, on peut encore téléphoner sans passer pour un malotru.

Trois appels, trois réactions ahuries, une confirmation : personne parmi les ‘modernes’ n’avait lu le document.

L’un s’interrogeait sur le budget prévu, l’autre sur la motivation du recours au secteur privé, le troisième sur les relations du personnel de nettoyage avec les personnes hébergées. Préoccupations légitimes et importantes au demeurant.

Mardi, 16h30, salle de réunion de la Châtaigneraie. Jacques finit par trouver interminable l’examen des quatorze premiers points. En face de lui un ancien se demande visiblement pourquoi ce jeunot est tendu comme une corde de piano.

Point 15, approbation du cahier des charges pour le nettoyage.

« Des questions ? »

Se dressant comme un diable hors d’une boîte (oui, ce diable qui est dans les détails comme chacun sait), Jacques lève le bras.

« Monsieur le Président, je souhaite marquer mon profond désaccord avec la formulation scandaleuse de l’article 28 §2 ! »

Et Jacques de lire in extenso ledit paragraphe, appuyé par les exclamations indignées des modernes.

Embarras du Président. Lui non plus, visiblement, n’avait pas lu le document. Les autres anciens soupirent, se disant visiblement que c’en décidément est fini de leur quiétude.

Interruption de séance pour quérir l’auteur du document. Qui arrive. Surprise, c’est une auteure, l’Infirmière-en-chef. Ah. On aurait cru qu’elle s’occuperait plutôt de la qualité des soins.

Question du Président.

« Madame, pouvez-vous nous expliquer pourquoi vous avez prévu ce paragraphe ? »

 

 

Réponse tranquille et assurée de l’Infirmière-en-chef sur le mode ‘ah ce n’est donc que çà, ils n’ont pas compris’.

« Monsieur le Président, c’est pour que tout se passe bien avec nos pensionnaires. Vous savez hein, trop de personnel étranger çà ne se passerait pas bien ».

Réactions vives sur le banc des modernes, qui soulignent le caractère discriminatoire et donc illégal de cette clause.

Intervention de l’Infirmière-en-chef.

« Mais enfin, Monsieur le Président, ils m’avaient quand même bien dit chez Nettoie-tout de prévoir cette clause ! ».

Là c’est la consternation sur tous les bancs.

Non seulement une des grandes entreprises de la région poussait la conscience professionnelle jusqu’à faire le nettoyage (ethnique) de son personnel.

Mais elle soignait aussi la qualité de ses relations avec le secteur public, en allant jusqu’à rédiger elle-même, fort aimablement, le texte du cahier des charges en vertu duquel elle ferait ensuite offre de services.

Pensez donc ! Cette pauvre Infirmière-en-chef, déjà débordée de travail…

Le §2 de l’article 28 fut abrogé à l’unanimité. Et on passa au point suivant.

Jacques rentra chez lui songeur. Ces gens n’en avaient pas l’air et pourtant. Tout était lisse. Trop.

Derrière cette apparence de bon aloi se cachait tout un édifice de non-droit et de ségrégation systématique.

Tranquille. Propre !

A lire en écoutant Lili de Pierre Perret https://www.youtube.com/watch?v=urVfi9Yswaw 
Posté dans Récits

Comme dans tous les récits de la page « Affaires publiques », précisons que les personnages et les situations reprises sont purement fictifs. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.