Dernier recours

 

Des yeux verts , un visage pâle, les cheveux blonds tirés en une longue tresse, elle ne paraissait pas inaperçue. Une apparente assurance, prise par certains pour de la provocation. Et pourtant…

Aussi loin qu’elle s’en souvienne S. n’avait connu que la froideur, la dureté, les bleus (et pas seulement à l’âme) …

Des appartements pourris, déliquescents, donnant sur des arrière-cours humides. Le plus confortable avait reçu le qualificatif administratif d’insalubre améliorable. Ce logement social ne disposait, en cette fin de 20ème siècle, ni de l’eau chaude ni d’une douche…

Une mère hébétée par les cahots de la vie, mais qui se battait néanmoins comme elle pouvait pour leur survie à toutes deux, montant des plans hasardeux et laissant filer des hommes lâches.

S. était entrée très vite dans le monde dit de l’aide à la jeunesse, croisant des juges désespérés et des fonctionnaires démunis, qui faisaient ce qu’ils pouvaient, fort peu en vérité.

Elle n’avait qu’un ami dans cette existence grise, un oiseau dont elle tenait la cage fermement dans sa main. Ce n’était bien sûr pas grand-chose cet oiseau. Mais il chantait pour elle.

Lors de son placement dans un internat religieux, elle entendit la surveillante lui signifier d’un ton méprisant qu’il n’y avait pas de place là-bas pour cette « saleté ». Elle eut beau supplier, rien n’y fit. Ce rejet la glaça.

Il y eut ensuite des fugues adolescentes à répétition, puis de vaines errances, accrochée au bras de beaux parleurs. Quelquefois un passage furtif dans le taudis maternel.

S. se laissa fasciner par le monde de la nuit ses paillettes et ses artifices. De bars en boîtes, puis de boîtes en clubs, barmaid puis « hôtesse ». Elle s’attacha à la patronne du « Mirage », croyant y trouver un ersatz de famille, mais sombra vite dans l’alcool, la coke…

Comme dans un éternel recommencement, alors qu’elle était devenue mère à son tour, elle fut obligée après quelque temps de confier sa petite aux soins de l’administration et des institutions diverses. Ce fut pour elle un électrochoc.

Pour exister à nouveau comme femme et comme mère, il n’y avait qu’une voie : la cure, les (nombreuses) cures de désintoxication.

Au gré des rechutes mais aussi des encouragements de l’animatrice de l’association Espace Nuit, elle arriva à être et rester  clean .

Une fameuse, une énorme victoire.

Maintenant il fallait s’émanciper définitivement de la faune des bars, trouver un revenu stable, un logement décent, et puis un travail correct.

Elle demanda à bénéficier de ce qu’on appelait auparavant le minimum de moyens d’existence, devenu depuis, par la grâce du gouvernement le revenu minimum d’insertion.

L’insertion avait remplacé l’existence. Tout un programme.

Après tout, se disait S., il y avait peut-être encore quelque part auprès des pouvoirs publics une once d’humanité.

Boomerang immédiat : un refus complet de toute intervention financière, ni minimex, ni aide locative, ni rien, lui fut signifié.

Extraits des commentaires des membres du Conseil de l’aide sociale dans le dossier.

«L’intéressée ne fait pas suffisamment preuve de sa volonté de trouver un travail digne de ce nom ».

« Qui nous garantit qu’elle ne va pas boire immédiatement cet argent ? »

On en passe, et des plus grossiers, faisant allusion au monde des bars et mettant en doute sa volonté de changement.

S. livra sa bataille jusqu’au bout et demanda à être entendue par le Conseil comme elle en avait le droit.

Ils l’attendaient donc tous dans la salle de réunions.

A un bout de la longue table, la Présidente, sèche et pontifiante, fière d’être enfin une notable, regardant sans cesse ses dossiers pour cacher son manque d’assurance.

Le Secrétaire, un être falot et sans aucune vision, nommé là justement pour ces qualités.

A leurs côtés, fatigué et bref, le chef du service social.

Le plus ancien des conseillers venait ensuite à droite, dégarni comme un moine de publicité fromagère, gras comme le Raminagrobis de la fable, courtisan et mentant comme un arracheur de dents.

Son colistier, taiseux, « fils de », avait en permanence l’air de se demander ce qu’il venait faire dans cette assemblée au lieu de faire la bringue.

Puis en face, la dame d’œuvres, grisonnante et souriante, celant une longue connaissance des drames de la vie et pratiquant une certaine bienveillance toute caritative.

A ses côtés, un jeune premier bouillonnant, les cheveux en brosse, ambitieux ; il allait, c’était clair, réformer la gestion de l’institution, parlait budget, cadre, subventions, tutelle, etc. L’aide sociale individuelle n’était définitivement pas sa tasse de thé.

 

En face de la Présidente, l’instituteur barbu et chevelu, à la voix de basse grave, pourfendait régulièrement les puissants de ce monde, et affirmait son soutien aux « acteurs de terrain ». A ses côtés, son comparse aux fines lunettes rondes genre bobo lui faisait volontiers écho.

S. entra, aussitôt soumise aux regards méfiants, dubitatifs, de cette assemblée hétéroclite.

Arriver à parler ainsi de soi, se mettre à nu devant tous ces gens inconnus, quel tremblement en elle. Aucun d’entre eux n’avait l’air de s’en rendre compte.

N’ayant plus rien à perdre, elle se jeta à l’eau et y mit toute son énergie.

Elle leur dit avec ses mots hésitants essentiellement ceci.

« Sauvez-moi maintenant qu’il est encore temps, moi et ma petite. »

« Donnez-moi les moyens d’avoir un refuge, une chance de construire autre chose. »

Après quelques questions de pure forme, on la pria de se retirer.

Quelle que soit la décision, on la lui ferait connaître dans les délais prévus.

Dès qu’elle fut sortie, malgré une timide tentative du chef du service social aussitôt rabroué, ce fut un déchaînement de commentaires.

Fielleux : « Mais enfin quelle sorte de femme est-ce là ? »

Réflexe de classe : « Avez-vous comment elle est habillée ? et on veut nous faire croire qu’elle a quitté le monde de la drogue ? »

Agressif :« Son histoire ne tient pas debout, elle va louer un studio pour faire le tapin »

Classique : « On ne peut pas prendre en charge toute la misère de cette ville ! »

Managérial : « Elle n’a pas de projet cohérent.»

Le bobo, d’habitude plutôt poli et jovial, finit par exploser devant ces discours de tartuffes.

Il s’clama haut et fort qu’il n’avait jamais vu une telle détresse dans le regard de quelqu’un, qu’il fallait prendre cette main tendue vers eux, que c’était leur devoir à eux tous.

Un silence glacial s’en suivit.

Il avait mis leurs préjugés à nu et ils ne le lui pardonnaient pas.

La Présidente demanda le vote : l’aide demandée était définitivement refusée à l’unanimité moins une voix favorable.

On passa au dossier suivant.

Aux dires de l’équipe d’Espace Nuit,  S. n’a plus jamais rien tenté auprès d’une institution.

Elle travaille maintenant au « Mirage 2 », tous les jours sauf le dimanche où elle rend visite à sa fille placée à l’internat de Sainte-Marie-de-la-Miséricorde.

 

A lire en écoutant Hugues Aufray Comme des pierres qui roulent – YouTube
Posté dans Récits

Comme dans tous les récits de la page « Affaires publiques », précisons que les personnages et les situations reprises sont purement fictifs. Toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.